Il y a quelques mois, Agnès Buzyn présentait Ma Santé 2022, faisant du numérique un des axes majeurs de la transformation du système de santé français. Parallèlement, de nombreux autres projets des secteurs publics et privés en e-santé émergent à travers l’Europe. Les volontés nationales de développer une santé connectée sont de plus en plus fortes et l’Union Européenne (UE), troisième puissance économique mondiale, peine encore à se positionner comme instigateur et fédérateur d’une e-santé européenne. Un tournant pourtant essentiel pour faire de l’e-santé un enjeu européen et non plus seulement national.
L’enjeu d’une gouvernance européenne en e-santé
Le 1er novembre 1993, le traité de Maastricht instaure une Union Européenne à laquelle les pays signataires acceptent de remettre une partie de leurs compétences et de leur souveraineté : la santé figure parmi les domaines qui sont « réservés » aux Etats, et sur lesquels l’Union ne peut légiférer. Pourtant, le 25 avril 2018, la Commission Européenne propose un véritable plan d’action pour encourager la transformation numérique des soins de santé. Elle met à jour trois priorités. D’abord, un accès des citoyens européens à leurs données de santé partout en Europe ; ensuite, une infrastructure partagée entre tous les pays de l’UE pour stocker les données de santé ; enfin, un accompagnement des citoyens européens pour l’utilisation d’outils digitaux dans leur parcours de santé [1]. La Commission attire l’attention sur l’enjeu de la protection des données de santé au cours de ce processus.
On pourrait s’interroger sur la légitimité et l’intérêt d’une telle gouvernance. L’Europe a souvent été facteur de précautions et de ralentissements, et possède des caractéristiques intrinsèques qui ne facilitent pas sa démarche. Les différentes langues et multiples institutions qui la composent se traduisent par autant de façons de traiter et stocker les données de santé, rendant l’inter-opérabilité difficile. Par ailleurs, les systèmes de santé sont par excellence nationaux, et possèdent des fonctionnement parfois radicalement différents, régis par des lois spécifiques.
Pourtant, une gouvernance européenne est cruciale pour assurer aux pays membres une forme de souveraineté numérique. Dans le cas de la France, le Health Data Hub a fait appel à Microsoft pour le stockage des données de santé récoltées, s’attirant de nombreuses critiques et soulignant l’incapacité technologique européenne à répondre à ce besoin pourtant grandissant dans le secteur de la santé. Cédric O, secrétaire d’Etat chargé du numérique, avait souligné lors d’une interpellation au Sénat le dilemme entre « l’efficacité sanitaire et la question de souveraineté »[2]. La création d’un cloud européens pour les données de santé serait une réponse de taille à ce dilemme.
E-santé en Europe : une progression à deux vitesses
Un rapport de l’Union Européenne paru en 2018 confirme une importante augmentation de l’adoption de la e-santé dans l’UE entre 2013 et 2018 et note que le nombre de médecins généralistes enthousiastes à propos de la e-santé a doublé. Cependant, il existe toujours d’importantes disparités entre les Etats membres, laissant apparaître les faiblesses d’une Europe à deux vitesses [3]. Une fracture se dessine entre des pays tels que le Danemark, la Finlande ou le Royaume Unis d’un côté, et la Grèce, la Roumanie, ou la Slovaquie de l’autre. Un important défi de l’Union Européenne sera donc d’impulser la mise en place d’une santé numérique dans tous les Etats membres, quel que soit leur niveau de développement économique.
D’autre part, un bilan de la situation en Europe démontre une augmentation prudente et progressive de l’adoption de la e-santé. Le dossier de santé numérique, contenant les données de santé et administratives basiques des patients, se généralise. Il est disponible dans tous les pays de l’UE et utilisé par 96% des médecins généralistes dans leur pratique quotidienne [4]. Le partage des données de santé entre pays européens et leur centralisation à des fins de recherche progresse plus doucement, de même que la télé-médecine. Pourtant, l’utilisation de ces outils de santé numérique est devenue cruciale dans le contexte de la pandémie. Le coronavirus a donné une véritable impulsion à la santé numérique, à l’échelle de l’Union Européenne.
L’impulsion du Covid-19
Dans le contexte de la crise sanitaire mondiale, les ressources et le potentiel coopératif de l’Union Européenne se sont trouvés être de véritables atouts pour lutter contre le virus. Trois initiatives retiennent l’attention pour leur potentiel économique en terme de santé publique à long-terme.
- L’intelligence artificielle pour améliorer le diagnostic du Covid-19
La Commissions Européenne a investi dans la mise en place d’outils d’intelligence artificielle permettant d’analyser par tomographies des patients arrivant aux urgences avec un ou plusieurs symptômes. Cette technologie est en mesure de signaler en moins d’une minute la présence d’une pneumonie liée au Covid. Ce système a déjà été déployé dans dix hôpitaux européens (dont un en France).
- Collaboration européenne dans la recherche d’un traitement contre le virus
Les supers-ordinateurs européens se sont joints aux grands laboratoires pharmaceutiques à travers l’Europe, au cours du Escalate4CoV Project. L’intelligence artificielle a permis de modéliser les protéines du Covid-19 et de tester l’efficacité de millions de molécules et médicaments existants. On retrouve la participation au projet des laboratoires français Pierre Fabre et Sanofi [5].
- La création du Covid-19 Data Portal, un guichet unique de données de santé européennes pour accélérer la recherche contre le Covid
Le Covid-19 Data Portal est le résultat d’une collaboration entre la Commission Européenne, l’Institut Européen de Bio-informatique (EMBL-EBI) et plusieurs Etats membres. Cette base de donnée pourrait être le premier pas d’une souveraineté numérique européenne.
Plus généralement, des directives européennes concernant l’inter-opérabilité et la sécurité des applications de tracing pour lutter contre le Covid-19 ont permis à l’UE de renouveler son impulsion en terme de e-santé. Malgré son incompétence législative concernant la santé, l’Union réaffirme progressivement son rôle d’encadrement et de coordination des Etats membres. Toutefois, deux défis majeurs persistent. D’abord, les Etats moins avancés économiquement doivent être inclus dans cette transformation, pour ne pas faire de l’e-santé un facteur de division mais d’union entre les membres. Ensuite, l’inter-opérabilité des données de santé doit être progressivement assurée, afin d’en permettre le partage et la centralisation, à des fins d’amélioration de la santé publique européenne.
[1]« Communication on Enabling the Digital Transformation of Health and Care in the Digital Single Market; Empowering Citizens and Building a Healthier Society ». Shaping Europe’s digital future – European Commission, 25 avril 2018. https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/news/communication-enabling-digital-transformation-health-and-care-digital-single-market-empowering.
[2] « Données de santé : le controversé Health Data Hub conforté par le Conseil d’Etat ». Le Monde.fr, 19 juin 2020. https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/06/19/donnees-de-sante-le-controverse-health-data-hub-conforte-par-le-conseil-d-etat_6043509_3234.html.
[3] « EHealth Adoption in Primary Healthcare in the EU Is on the Rise » Shaping Europe’s digital future – European Commission, 18 juin 2019. https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/news/ehealth-adoption-primary-healthcare-eu-rise.
[4] Union, Publications Office of the European. « Benchmarking Deployment of EHealth among General Practitioners (2018) : Final Report. ». Publications Office of the European Union, 10 avril 2019. http://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/d1286ce7-5c05-11e9-9c52-01aa75ed71a1/language-en.
[5] « Fighting Coronavirus: European Supercomputers Join Pharmaceutical Companies in Hunt for New Drugs ». Shaping Europe’s digital future – European Commission, 4 mai 2020. https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/news/fighting-coronavirus-european-supercomputers-join-pharmaceutical-companies-hunt-new-drugs.